Sous la vigne, la mémoire en danger : les cépages oubliés du domaine de Vassal face à la menace

1 juin 2025

Un conservatoire unique au monde : le domaine de Vassal

Depuis 1949, sur une étroite langue sableuse entre étangs et Méditerranée, près de Sète, le domaine de Vassal veille sur des trésors silencieux : plus de 7 800 variétés de vignes provenant de 54 pays, dont quelque 2 700 cépages de Vitis vinifera (source : INRAE). On y trouve mieux qu’une bibliothèque : une mosaïque vivante, où voisinent des pieds illustres comme le chardonnay ou le cabernet sauvignon, mais surtout une extraordinaire diversité de cépages rares, méconnus, voire presque disparus – la “mémoire du vin”.

Ce patrimoine végétal, gardien de la biodiversité viticole, n’a pas d’équivalent. Son objectif premier : conserver, observer, expérimenter, ressusciter parfois. C’est le plus vaste conservatoire de vignes du monde. Mais derrière ses rangées, une menace sourde plane. Les cépages oubliés de Vassal, autrefois espoir des générations futures, sont aujourd’hui en péril.

Cépages oubliés, racines profondes : héritage ou avenir ?

Avant tout, qu’appelle-t-on “cépages oubliés” ? Ce sont des variétés autrefois cultivées à grande ou moyenne échelle, parfois reléguées aux marges par la standardisation, la crise du phylloxéra (fin XIXe), ou la recherche de productivité. Leur nom fleure souvent l’ancien régime – Oeillade, Chichaud, Ribeyrenc, Téoulier, Picardan, ou encore les mystérieux Plant Droit et Aramon noir, jadis rois du Languedoc.

L’existence de ces cépages est d’abord une archive vivante. En 1828, la France recensait plus de 400 cépages cultivés – ils ne sont plus qu’une quarantaine aujourd’hui en production significative (Vitisphere). Au plan mondial, la FAO estime que 11 000 variétés de vignes peuplent la planète, mais à peine 1 % sont exploitées pour la production commerciale.

  • 90 % des vignobles mondiaux proviennent de seulement 15 cépages (Organisation Internationale de la Vigne et du Vin, 2021)
  • La moitié du vignoble français repose sur dix variétés principales
  • Plus de 300 cépages sont entretenus à Vassal mais introuvables ailleurs en France

Ces variétés, parfois hybrides, parfois indigènes, étaient porteuses de saveurs, de résistances naturelles, de liens avec les terroirs. Leur disparition, c’est bien plus que la perte d’un goût ; c’est un effacement collectif de l’histoire, des gestes, des adaptations ancestrales.

Tensions autour d’un trésor : pourquoi la collection de Vassal est-elle menacée ?

Depuis une dizaine d’années, le domaine de Vassal traverse une zone de turbulences uniques pour un tel joyau. Les causes de la menace sont multiples, imbriquées, parfois polémiques. En voici les principaux ressorts :

  1. Le déplacement controversé de la collection En 2009, la décision de déménager la collection du site sableux d’origine vers le domaine du Chapitre (près de Montpellier) a déclenché de vifs débats. Les raisons ? Sécurité foncière, accès facilité aux chercheurs, rapprochement de l’école d’agronomie. Mais ce transfert, colossal (plus de 4 400 pieds, déplacés manuellement, parfois après des décennies passées sur la “plage” de Vassal), fait courir des risques : pertes de souches, adaptation incertaine sur un autre terroir, stress des plantes. Plusieurs variétés très rares n’ont pas survécu au choc initial.
    • Selon l’INRAE, malgré un taux de reprise supérieur à 90 %, près de 10 % pertes sont à déplorer lors de la première vague (2017-2019)
    • Des cépages n’existaient qu’à un seul endroit – la moindre perte est irréversible
  2. Le manque de financement chronique Gérer une telle collection requiert des moyens humains et matériels conséquents : surveillance sanitaire, taille minutieuse, documentation, entretien permanent. Mais, sur fond de restrictions budgétaires et de redéploiement de la recherche publique, Vassal pâtit d’effectifs insuffisants (Libération). En 2023, l’entretien d’un cépage coûte en moyenne 120 à 250 € par an. Les effectifs, eux, sont passés de 25 à 14 techniciens entre 2010 et 2022.
  3. Le défi sanitaire Le site originel offrait un atout rare : un sol sablonneux, inhospitalier aux nématodes et phylloxéra. À Chapitre, le risque d’introduction de maladies typiques des vignobles continentaux est supérieur. Le transfert exige des quarantaines, des analyses, des soins accrus… et donc des moyens.
  4. La pression du temps et de l’oubli De nombreux cépages oubliés ne connaissent plus qu’un ou deux pieds-mères pour tout bagage génétique. Une maladie, un accident, et cette mémoire végétale s’efface.
  5. Le manque de valorisation Ces cépages ne sont plus connus du public ni réhabilités par les professionnels. Or, sans usage réel, difficile de justifier leur sauvegarde à long terme face à d’autres priorités économiques.

L’enjeu invisible : biodiversité et résilience face aux défis contemporains

Pourquoi est-ce crucial de préserver ces cépages menacés ? La réponse tient en quelques mots : résilience, diversité, adaptation.

À chaque crise qui frappe la vigne — maladie, stress climatique, chute de la consommation, exigences environnementales —, la tentation est forte de fédérer autour de valeurs “sûres”, quelques best-sellers amplement clonés. Mais l’histoire du vignoble est celle d’une éternelle adaptation. Le phylloxéra a bouleversé la carte cépage par cépage ; demain, c’est l’érosion génétique qui menace. Or, chaque cépage oublié peut être dépositaire :

  • D’une tolérance naturelle à la sécheresse (ex : le Piquepoul noir ou le Ribeyrenc testés en Languedoc en pleine canicule)
  • D’une résistance à certaines maladies (notamment mildiou ou oïdium, moins fréquents sur des cépages robustes comme le Terret)
  • D’arômes inédits adaptés à de nouveaux goûts
  • D’une plus grande diversité organoleptique pour échapper à l’uniformité

En 2020, lors d’un programme expérimental, plus de 35 cépages autochtones de Vassal ont été testés pour leur résistance au réchauffement climatique ; certains, oubliés, surpassaient largement les variétés stars en termes de résilience (The Conversation).

La collection de Vassal est donc un arsenal pour accompagner la mutation du vignoble mondial. Elle permet de puiser dans le passé les solutions de demain.

Des histoires, des hommes : anecdotes et renaissances

Derrière chaque rangée, se cachent des histoires étonnantes. En 2014, un vigneron du Massif Central découvre par hasard que sa parcelle recèle du Biturica, ancêtre probable du cabernet : grâce à une souche de Vassal, il reproduit et fait renaître ce cépage “fantôme” ( relaté par Le Monde). Même histoire pour le Chichaud dans le Var, le Téoulier ou le Morrastel, remis au goût du jour par quelques artisans inspirés, parfois primés en concours.

On doit à la collection d’avoir sauvé le Savagnin rose (aussi appelé traminer), ancien cépage du Jura, ou encore le Grosse Arvine, désormais promu par de jeunes domaines suisses. Les instituts de recherche croisent les données de Vassal avec celles conservées à Geilweilerhof, en Allemagne, ou Davis, en Californie, pour identifier des gènes clés.

Mais les relances restent fragiles : la marche administrative pour faire ré-accepter un cépage dans la nomenclature officielle (liste du Catalogue national des variétés) est laborieuse et coûteuse. Malgré tout, grâce à Vassal, des vins “impossibles” renaissent sur les tables contemporaines.

Patrimoine vivant : quelles perspectives pour demain ?

L’avenir des cépages oubliés, et plus largement du domaine de Vassal, repose sur un équilibre ténu : mobilisation scientifique, pression citoyenne, innovations du monde du vin.

  • Mobilisation des scientifiques : L’INRAE demande aujourd’hui un statut renforcé pour le site, à l’instar des banques génétiques végétales mondiales. Plusieurs chercheurs proposent de numériser tout le patrimoine génétique (ADN), mais cela ne remplace pas la conservation de la plante vivante, si adaptable.
  • Réenchantement auprès du public et des vignerons : Les salons spécialisés, comme Le “Salon des cépages modestes” du vigneron vicaire Yves Leers, relancent localement des variétés ignorées. Mais il faudrait une grande campagne nationale pour dynamiser ces cépages dans l’imaginaire collectif et les vignobles.
  • Soutien à la filière artisanale : Certains vignerons pionniers, comme Jeff Coutelou en Languedoc, plantent les variétés de Vassal, prouvant que les vins de demain puiseront dans la diversité d’hier.
  • Éveil des consciences face à l’urgence climatique : La recherche sur ces cépages anciens, souvent mieux adaptés au sec, est désormais centrale dans les travaux sur le vignoble de demain.

L’horizon du vivant : mémoire, transmission, renouveau

Le domaine de Vassal n’est pas seulement un sanctuaire pour botanistes. Il incarne une idée plus vaste : sauvegarder la mémoire, inventer de nouvelles pratiques, rompre avec le clonage systématique. Perdre les cépages oubliés, c’est appauvrir nos palais et sceller l’histoire du vin dans l’oubli. Face à la menace, il est urgent d’explorer, d’expérimenter, de tisser ces histoires rares dans les vins de demain. Et si, dans chaque verre, dormait un fragment inattendu de cette mémoire vivante ?

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