Alsace, le règne intrigant du monocépage : comprendre une identité viticole à part

5 juillet 2025

L’Alsace, cette exception dans le grand livre des vignobles

Dans le vaste monde du vin, chaque région a ses secrets, ses manières, ses partis pris. Mais s’il est un trait qui fait immédiatement lever un sourcil d’amateur averti, c’est la place unique du monocépage en Alsace. Là où Bordeaux assemble, où la Champagne marie, où la Bourgogne, à quelques notables exceptions, cultive la pureté d’un cépage, l’Alsace affirme, depuis des décennies, une préférence presque exclusive pour les vins issus d’un seul cépage.

Pourquoi ce choix, qui paraît simple mais qui porte en lui une histoire, une géographie, une identité ? Entrer dans l’univers alsacien, c’est remonter le fil du temps, parcourir des terres marquées par l’histoire et les règlements, et saisir les enjeux de ce modèle, à la fois atout et défi à l’heure des bouleversements du goût et du climat.

Monocépage : de quoi parle-t-on vraiment ?

Avant de plonger dans le cas spécifique de l’Alsace, il est essentiel de préciser ce qu’est le monocépage. Un vin monocépage est produit à partir d’une seule variété de raisin, contrairement à l’assemblage où plusieurs cépages se mêlent. Cette pratique met en lumière la typicité du cépage choisi, sans l’influence directe d’un autre, offrant ainsi une lecture "pure" de son expression.

Si la formule est familière aux amateurs de Pinot Noir de Bourgogne ou de Riesling allemand, l’Alsace se distingue par l’ampleur et la systématicité de son recours au monocépage : plus de 90 % des vins alsaciens sont issus d’un seul cépage, là où la moyenne nationale demeure largement orientée vers l'assemblage (source : IOVS, 2021).

Un héritage historique et géopolitique singulier

L’histoire alsacienne est celle d’une terre de passage et de conflits, souvent balancée entre France et Allemagne. Mais c’est aussi l’histoire d’une volonté farouche de distinction et de lisibilité.

  • Le legs du XIX siècle : Au sortir du phylloxéra, alors que de nombreux vignobles français replantent massivement et se tournent vers l’assemblage pour tenter de masquer les défauts des raisins issus de jeunes plants ou de cépages hybrides, l’Alsace amorce au contraire une quête de pureté et d’authenticité. L’un des premiers décrets imposant l’étiquetage du cépage date d’après la Première Guerre mondiale.
  • Des cépages aux racines profondes : Riesling, Gewurztraminer, Pinot Gris, Sylvaner, Muscat, mais aussi Pinot Blanc et Pinot Noir... Les sept cépages principaux de l’Alsace (sans oublier quelques raretés comme le Klevener de Heiligenstein) ont chacun une histoire locale ancienne, parfois millénaire, et s’adaptent aux particularités du climat rhénan.
  • L’adoption précoce de la mention de cépage sur l’étiquette : Tandis que la France viticole lutte encore contre les contrefaçons et la mauvaise réputation du "vin de postiche", l’Alsace développe dès les années 1920 une tradition d’appellation fondée sur le cépage et non sur la commune ou le climat (sauf pour les Grands Crus, plus tard).
  • La parenthèse allemande (1871-1918) : L’influence germanique, où la désignation des vins par cépage est courante (notamment dans le Rheingau ou le Palatinat voisin), a renforcé cette orientation. Les cépages nobles (Riesling, Gewurztraminer, Pinot Gris – alors Tokay) deviennent les ambassadeurs d’un style lisible et exportable, notamment vers l’Allemagne et au-delà.

À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l’Alsace se dote d’une AOC structurante : la loi de 1962, entrée en application en 1967, inscrit la réalité monocépage au cœur de la réglementation. La mise en avant du cépage, rare en France (seule la Bourgogne l’adopte pour le Pinot Noir et le Chardonnay de façon systématique), apparaît alors comme un manifeste identitaire.

Facteurs naturels et diversité des terroirs alsaciens

Célibataire ou polyamoureux ? En Alsace, la fidélité au monocépage s’explique aussi par l’extraordinaire diversité des terroirs. Sur les quelque 15 500 hectares du vignoble, une mosaïque de sols – calcaires, schistes, granites, argilo-marneux – rencontre des expositions multiples, des pentes douces aux coteaux abrupts des contreforts vosgiens (Source : CIVA).

  • La compréhension fine des sols : Les vignerons alsaciens ont tôt compris que chaque cépage exprimait différemment la nuance minérale, la fraîcheur, la structure dans chaque type de sol. Le Riesling devient pur reflet du schiste, vif et ciselé ; le Gewurztraminer s’arrondit sur les marno-calcaires ; le Pinot Gris trouve de la gourmandise sur les argiles.
  • Un climat semi-continental à l’abri des Vosges : L’Alsace est la région viticole la plus sèche de France (Colmar affiche une pluviométrie annuelle de moins de 600 mm, contre 1 000 mm à Bordeaux, source : Météo France). Cette particularité favorise la maturité, les concentrations, et la netteté aromatique des cépages, qui donnent le meilleur d’eux-mêmes sans l’apport d’assemblage.

Le choix du monocépage : entre lisibilité et pédagogie

La mention du cépage sur l’étiquette, bien avant qu’elle ne devienne tendance (souvenons-nous que la mode internationalisée du "Chardonnay" ou du "Merlot" est relativement récente), s’avère un formidable outil de communication et d’éducation.

  1. Accessibilité pour le grand public : Un Riesling, un Pinot Gris, un Gewurztraminer... Dès l’achat, le consommateur sait ce qu’il trouvera dans son verre. À une époque où la France du vin impressionne souvent l’amateur par sa complexité, l’Alsace propose clarté et immédiateté. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : selon CIVA, plus de 80% des ventes des vins d’Alsace se font sur la base du cépage, là où la plupart des vins français sont plutôt achetés selon l’appellation ou le producteur.
  2. Projection à l’international : Ce choix explique en partie le succès des vins d’Alsace à l’export, notamment en Europe centrale ou aux États-Unis, où la notion de "varietal wine" domine.

Un retour de terrain le confirme : lors des dégustations publiques, on perçoit souvent chez les amateurs une facilité d’entrée dans l’univers alsacien par la porte du cépage, contrairement à certains vignobles français plus cryptiques pour le non-initié.

Les quelques exceptions et nuances : quand l’assemblage fait de la résistance

Cependant, il serait trompeur de croire que l’Alsace cultive une orthodoxie totale. Ici aussi, l’assemblage a ses lettres de noblesse, même s’il demeure minoritaire et souvent réservé à des catégories précises.

  • Edelzwicker : Cette appellation, longtemps délaissée, regroupe des assemblages de cépages blancs (sans proportions fixées). La qualité est très variable, allant du plus simple au plus ambitieux.
  • Gentil : Nouveau souffle sur l’assemblage depuis les années 1990, "Gentil" impose désormais au moins 50% de cépages nobles, et la dégustation officielle avant la commercialisation atteste du soin apporté par certains producteurs (Domaine Weinbach, par exemple).
  • Grands Crus en assemblage : Bien que la quasi-totalité des Grands Crus soient cultivés en cépages uniques, quelques terroirs (comme Altenberg de Bergheim ou Kaefferkopf) autorisent explicitement l’assemblage, fidèle à la tradition locale qui voyait dans la synergie des cépages la véritable expression du lieu.
  • Cuvées de vin nature ou "de table" : Le mouvement naturel a vu fleurir quelques cuvées d’assemblage, souvent hors cahier des charges AOC, jouant la carte de la créativité face à la rigidité des règlements.

Toutefois, ces assemblages peinent à s’imposer face à la culture dominante, qui porte le cépage au rang de signature, presque de blason, parfois au prix d’un certain uniformisme : ce qui fait la force alsacienne peut être aussi son talon d’Achille.

Le monocépage, atout ou contrainte à l’ère des défis contemporains ?

Le changement climatique bouleverse la donne : maturités atteintes plus tôt, degrés d’alcool en hausse, équilibre parfois menacé. Là où l’assemblage pourrait offrir des amortisseurs (par exemple en jouant sur la précocité ou l’acidité de cépages complémentaires, comme en Champagne ou à Bordeaux), le monocépage engage un dialogue permanent entre climat, vigneron et terroir.

Pour y répondre, certains domaines expérimentent :

  • L’ajustement des dates de vendanges pour préserver la fraîcheur—ainsi, dans le millésime 2019 particulièrement solaire, plusieurs maisons ont récolté Riesling et Pinot Gris avec plus d’une semaine d’avance sur la moyenne décennale (source : Vitisphere).
  • Des sélections massales spécifiques, adaptées à chaque parcelle—une pratique ancienne remise au goût du jour pour préserver l’expressivité variétale sans sacrifier l’équilibre.
  • La plantation expérimentale – à très petite échelle – de cépages historiquement rares, comme le Chasselas ou le Savagnin Rose, pour enrichir la palette d’expression.

Paradoxalement, l’engagement dans le monocépage stimule ainsi la créativité et la rigueur, mais pose des questions : faudra-t-il un jour composer différemment, renouveler plus largement l’assise d’assemblage, reconsidérer le cahier des charges de l’appellation ?

Une singularité vivante et fragile

La culture du monocépage, loin d’être une simple tradition figée, témoigne d’une capacité d’adaptation et d’affirmation. Elle affirme une identité, voire une forme de résistance alsacienne à la tentation de l’uniformisation mondiale du goût. Mais elle invite aussi à la veille, à la remise en question face à l’évolution des attentes, des conditions naturelles, des mutations du secteur.

L’Alsace reste, par son choix singulier, un laboratoire vivant où le cépage dialogue intimement avec le sol, la lumière, la main du vigneron. Une rareté à sauvegarder, à interroger, à goûter le verre à la main—de préférence en pleine vigne, là où le monocépage, pour un instant, devient évidence.

Sources : Conseil Interprofessionnel des Vins d’Alsace (CIVA), Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO), “Atlas des vins de France” (Bettane & Desseauve), Vitisphere, Météo France, débats du Salon Millésimes Alsace, domaines réputés (Trimbach, Zind Humbrecht, Weinbach).

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