Paroles de vigneron : le cycle infini de la vigne vu par Étienne Priou

23 juillet 2025

Aux origines d’une philosophie : qui est Étienne Priou ?

Étienne Priou, vigneron ligérien, incarne à lui seul la mémoire vive du vignoble d’Anjou. Fort d’un demi-siècle de métiers sur les coteaux de Savennières, il appartient à cette lignée de vignerons pour qui la transmission n’est pas une option mais une nécessité. À la fois témoin et acteur, il a cultivé ses vignes dans le respect de la terre, de la plante et de ce temps long propre au vin. Sa parole s’écoute comme une balade dans les rangs de chenins un matin d’avril, quand la lumière laisse deviner la promesse d’une nouvelle vendange.

La vigne, une boucle temporelle tissée d’attente et de gestes

« Travailler la vigne, c’est recommencer chaque année ce qu’on pensait avoir déjà appris », aime à répéter Étienne Priou. Ce refrain, banal en apparence, recèle pourtant l’essence du métier vigneron : la perpétuelle remise à l’ouvrage. Prenons une parcelle de cabernet franc en hiver — taille sévère, choix des bourgeons, espoirs dans les bois dormants. Puis viennent le débourrement, la montée de la sève, la lutte contre les maladies, le tressage incessant entre l’ancien et le présent.

Le cycle végétatif de la vigne s’égrène selon un calendrier millénaire :

  • Hiver : la taille, première marque du recommencement, décision capitale qui influe sur tout le millésime à venir.
  • Printemps : le moment du débourrement — les bourgeons pointent, chaque année différents, dépendant du gel, de la pluie, du soleil…
  • Été : en plein feuillage, la vigne croît, porte les fruits, exige surveillance et soins minutieux pour guider la maturation.
  • Automne : la vendange, apogée du cycle et précieuse moisson dont dépend toute la réussite de l’année.

Aucune année ne ressemble vraiment à la précédente. Les gelées printanières de 2016 n’ont rien eu de commun avec celles de 2021, et chaque vigneron se souvient où il était quand la grêle de 2013 a frappé l’Anjou. Ce sont pourtant toujours les mêmes gestes ancestraux, conduits avec prudence et humilité. D’autres métiers évoluent, ici la répétition forge la connaissance mais invite aussi l’humilité.

De l’incertitude climatique à l’adaptation constante

L’éternel recommencement du vigneron ne signifie pas routine. Au contraire, Étienne Priou insiste sur la nécessité d’apprendre à chaque saison : « Nul ne dompte la nature. C’est elle qui nous rappelle, d’un coup de gel ou d’une averse oubliée, que tout se rejoue, chaque année, chaque instant ». Autrement dit, l’histoire ne repasse jamais les plats de la même façon.

Les chiffres sont éloquents : en France, 52 % des vignes ont souffert d’aléas climatiques en 2021, faisant de cette année l’une des plus difficiles du XXIe siècle selon le Bureau interprofessionnel des vins de Bordeaux. À Savennières, les vendanges précoces de 2022 — avancées de dix jours par rapport à la moyenne 1981-2010 (source : Météo France) — ont bouleversé les habitudes, obligeant à repenser l’organisation du travail et la récolte.

La répétition est donc doublée d’un ajustement permanent, fait d’observations patientes et d’instincts aiguisés. Cette oscillation entre tradition et adaptation forme le quotidien du vigneron. Pour Étienne Priou, « ce qui se répète, c’est le besoin de réinventer nos réponses aux défis. »

La transmission et le regard long : la grande leçon de la vigne

Dans les vignes du Val de Loire, la transmission est plus qu’une parole, c’est un acte. Étienne Priou confie que son premier sécateur lui a été offert par son grand-père, symbole du temps long : « Il n’y a pas d’école pour apprendre à lire la vigne. Chaque saison, chaque bourgeon, c’est un nouveau livre qu’on ouvre. » L’apprentissage passe par la répétition des gestes autant que par la capacité à se remettre en question. Le savoir se transmet de main à main, un sillon après l’autre.

La notion de « recommencement » n’est pas nostalgique, elle est dynamique : elle permet d’intégrer les nouveautés techniques, mais aussi d’accueillir les innovations. La conversion en bio, de plus en plus visible (en 2022, la surface viticole bio représentait 19 % du vignoble français selon Agreste), s’accompagne d’un retour à certains gestes anciens, comme le labour au cheval ou les traitements à base de décoctions naturelles. Pourtant, pour Priou, il n’est question ni de passéisme ni de modernisme béat, seulement du respect du rythme de la nature et de la vie.

Les rites, boucles créatives de la vigne

  • La taille, souvent exécutée selon la méthode « Guyot », qui garde la mémoire de décisions passées.
  • Le relevage des rameaux, geste crucial au printemps, acte de foi dans la saison à venir.
  • Le passage à la cave en hiver, moment propice à la dégustation du vin nouveau, qui boucle l’année tout en en préparant la suivante.

Chaque étape célèbre ce va-et-vient perpétuel entre hier et demain.

Quand la terre enseigne la patience et la modestie

Le vin n’est pas une industrie comme une autre. L’exemple d’une vigne de chenin pluri-centenaire à Savennières est édifiant : à peine 20 hl/ha dans les années de grande sécheresse (INRAE), à comparer avec les 45 hl/ha espérés les années fastes. L’irrégularité des rendements fait partie du contrat, tout comme la surprise du millésime qui ne sera jamais identique.

Cette fragilité acceptée, loin de décourager, renforce le lien entre le vigneron et sa terre. Étienne Priou parle d’un « éternel dialogue » où l’homme propose et la nature dispose. Le concept d’éternel recommencement est là : faire toujours, recommencer sans se lasser, accepter que ce soit dans l’imperfection que réside la beauté d’un vin « d’auteur ».

Ce cycle n’est pas que temporel, il est aussi émotionnel. Chaque printemps « rallume le feu des passions », chaque vendange mobilise la joie et l’angoisse mêlées. Beaucoup de vignerons évoquent la fameuse « année 1976 », caniculaire et inattendue, qui produisit des chenins insolites, preuve que la régularité n’est qu’illusion.

Les mots d’Étienne Priou : traditions, mémoire et avenir

Pour comprendre la profondeur de la pensée d’Étienne Priou, il faut écouter ses mots : « Le vin, c’est la mémoire d’une année. Dans chaque verre, il y a un hiver, quelques gelées, beaucoup de patience, et tout ce qui a été recommencé. » Sa philosophie n’est pas isolée. À travers la France, de nombreux vignerons s’inscrivent dans cette logique de l’éternel recommencement, convaincus que l’âme du vin est tapie dans cette tension entre respect du cycle et ouverture à la surprise.

Ce n’est pas un hasard si les grandes maisons accordent tant d’attention à la notion de « parcellaire » : la répétition des gestes sur quelques arpents permet d’ajuster chaque année, d’exprimer peu à peu la voix unique du terroir. Un domaine comme la Coulée de Serrant, tout proche du Clos d’Étienne Priou, vit lui aussi à ce rythme du recommencement : chaque labour, chaque vendange, chaque mise en fût est à la fois fidèle à la tradition et neuve par le millésime.

Ouvrir le cercle : pourquoi cette vision compte aujourd’hui

Dans un monde qui exige rapidité et rendement, la leçon du « recommencement perpétuel » prend un relief singulier. L’avenir des vignobles dépendra de la capacité à conjuguer mémoire du geste et innovation respectueuse. Comme le rappelle Étienne Priou, la vigne ne fait jamais deux fois le même vin, mais elle oblige à s’interroger, à s’ajuster, à transmettre. Là réside peut-être la force profonde du vin : il nous rend attentifs à la durée, au renouveau, au temps long, à la persévérance dans l’incertitude.

Pour beaucoup de vignerons, et pour tous ceux qui aiment le vin, comprendre ce cycle, c’est peut-être y trouver la clef du plaisir : savoir qu’il y aura toujours, une fois la dernière feuille tombée, le commencement d’une autre histoire à écrire dans les vignes.

  • BIO Bordeaux, Rapport sur l'impact du climat (2022)
  • Météo France, Bulletin viticole spécial Loire (2022)
  • Agreste, Panorama du bio (2023)
  • INRAE, Étude sur les rendements du chenin (2021)

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